HISTOIRE DU TAPIS

Où, quand, pour quoi? L’hypothèse utilitaire

Depuis quand fabrique-t-on des tapis ? Comment sont-ils arrivés en Occident et comment sont-ils donc entrés dans notre patrimoine ?
Le défi pour les historiens est d’apporter des preuves de l’existence de tapis à des périodes les plus reculées de l’histoire, sachant que ce qui constitue un tapis, coton, laine, soie, sont des fibres textiles sujettes à altération ; la laine avec le temps subit une cristallisation puis se transforme en poudre.
Où ? :
Certains attribuent l’invention du tapis aux Egyptiens, d’autres pensent que les premiers noueurs étaient Chinois ; d’autres encore soutiennent que les premiers tapis ont été noués par les Mayas.
Autant d’opinions différentes mais qui reflètent toutes une part de vérité car on peut affirmer que cette technique a été découverte pratiquement par plusieurs peuples, et
Quand ? : A peu près à la même époque et indépendamment les uns des autres.

Hypothèse 1 : Origine utilitaire du tapis.

Jusqu’en 1950, deux théories s’affrontaient, élaborées pour tenter d’éclairer les origines du tapis comme objet manufacturé.

Selon la première théorie, le tapis à points noués aurait été inventé, dès la plus haute antiquité, par des populations nomades frustres, soucieuses de se protéger des rigueurs du sol, mais réticentes à sacrifier leurs précieux animaux.
Selon cette première théorie, les objectifs utilitaires auraient devancé les préoccupations esthétiques. Plus tard, les nomades auraient fait connaître leur invention aux populations sédentaires des villages et des villes, disposées à adopter cette nouvelle technique.
Les éléments en faveur de l'hypothèse utilitaire.
Les historiens pensent que les peuples de Mésopotamie réunissaient toutes les conditions pour que l’art du tapis se développe. Il aurait atteint son apogée sous le règne de Nabuchodonosor II ( 605-562 av.J.C) dernier grand souverain de Babylone .
Deux arguments militent pour cette hypothèse :
Dans leur langue, les Babyloniens employaient un mot spécifique, kasiru, pour désigner le « noueur » de tapis dès avant le 1er millénaire.
D’autre part, voici la première représentation, sur un sceau de terre cuite sumérien, d’un métier à tisser. On y voit deux tisserandes assises, jambes croisées devant un métier horizontal.

Elles tissent dans la même position accroupie directement sur le tapis et avec la même technique archaïque (des métiers très rustiques) que les dernières tisserandes nomades d’Asie et d’Arabie, qui ont conservé, pendant 25 siècles les anciennes traditions du tissage des kilims, sur un métier horizontal, facile à déplacer ou à transporter.

Les premières techniques de fabrication des tapis :
On connaît au moins deux techniques de fabrication des tapis : le tapis plat ou ras et le tapis noué. On retiendra donc que le principe du tapis ras, ou kilim, remonte aux origines du tissage, fixées aux environs du 4è millénaire avant J.C., en Mésopotamie.

 

Des confirmations indirectes par les écrivains grecs : Homère.
Cette thèse de l’existence de tapis en Mésopotamie est confirmée par d’autres sources d’information : des documents iconographiques et des écrits qui nous sont parvenus de nombreux écrivains et historiens grecs.
Dans l’Illiade, écrit vers –850, trois siècles après le siège de Troie par les Achéens, Homère esquisse quelques prémices de l’histoire du tapis.
Pour rendre hommage à son hôte, il faut accumuler coussins et tapis : Achille fait asseoir ses invités sur des tapis de pourpre ; Diomède appuie sa tête sur un beau tapis brillant. Quant à Priam, il « ordonne à ses amis ainsi qu’à ses captives de préparer des lits aussitôt sous l’auvent, d’y mettre des coussins, d’étendre des tapis, et, par-dessus tout, pour couvrir les dormeurs, de chauds manteaux de laine ».
Dans l’Odyssée, les enfants d’Eole dorment auprès de leurs épouses sur des lits faits de tapis posés sur des cadres de bois.
Ailleurs, Ulysse admire les tapis qui s’accumulent par couches entières sur les trônes. Abondance et épaisseur des tapis prouvent en quelle estime est tenu celui que l’on reçoit.

Des confirmations indirectes par d'autres écrivains grecs :
Dans l’Agamemnon d’Eschyle, (-525/-456) on voit Clytemnestre déployer sur le sol de précieux tapis pour accueillir son époux victorieux, et Agamemnon hésiter avant de les fouler, en déclarant que ce privilège est exclusivement réservé aux dieux.
Hérodote (-484/-420) décrit le travail du tapis en Egypte, en précisant que dans ce pays, contrairement à ce qui se passe ailleurs, il était parfois confié à des hommes.

Xénophon (-430/-325) évoque dans l’Anabase et dans la Cyropédie, le rôle important que jouaient les tapis dans la vie des populations d’Asie occidentale et il mentionne même la haute qualité de certaines pièces.
Toutes ces allusions, et l’importance que les Grecs attachaient par eux-mêmes aux tapis prouvent bien la valeur de cet art à cette époque.
On trouve aussi dans les mêmes temps anciens, le principe du tapis à points noués.
Il s’agit du tissu mésopotamien appelé kaunakes par les Grecs, parfaitement décrit dans un passage des Guêpes d’Aristophane ( -422).
On le voit souvent représenté sur les statues sumériennes, comme celle-ci.
C’est un tissu épais à rangées de mèches de laine régulières, imitant un peu la toison du mouton.
Encore aujourd’hui, dans la province grecque de l’Epire, on fabrique toujours ce tissu à longues mèches, pour réaliser une cape de berger appelé flocata.
Avec l’arrivée du tourisme, ce tissu millénaire s’est transformé en tapis aux longues mèches multicolores, tissé à la main, avec la technique du velours (double chaîne : une chaîne pour le fond, une chaîne pour réaliser les mèches.

2) L'hypothèse symbolique et décorative

Pour les tenants de la seconde théorie de l’apparition du tapis, celui-ci aurait fait son apparition toujours à une époque primitive, dans les sociétés déjà sédentaires, qui utilisaient le métier vertical, donc fixe et plus encombrant.
Son introduction aurait répondu dans ce cas à une démarche esthétique, celle de décorer des espaces d’habitation désormais stables.
Ce n’est que plus tard que les populations nomades auraient adopté la nouvelle technique, réalisant toutefois un produit plus grossier, en adaptant à leur mode de vie itinérant. les métiers verticaux devenant horizontaux,
La découverte du tapis de Pazyrzyk. (Voir aussi Lettre Mensuelle n°11)
Voici un élément déterminant qui va dans le sens de cette seconde théorie :
Les origines du tapis à points noués sont restés longtemps imprécises, faute de traces matérielles réelles jusqu’à ce que deux archéologues russes, Rudenko et Griaznov, découvrent en Sibérie, en 1949, dans la chaîne de montagnes de l’Altaï, des tumuli servant de sépultures aux chefs scythes, dans la vallée de Pazyryk.
Parmi ces biens : des textiles, donc vieux de 2500 ans, et parmi ceux-ci, un extraordinaire tapis de laine à points noués, au velours court, mesurant 1,83m sur 1,98 m avec une densité de 3600 nœuds du dm², qui est actuellement conservé au musée de l’Ermitage à Saint Pétersbourg.

Ce tapis de Pazyryk est non seulement le plus ancien tapis retrouvé entièrement conservé, c’est aussi un spécimen surprenant par son incroyable raffinement, son élégance et l’harmonie de couleurs et des dessins. Il prouve qu’il y a 2500 ans, quelques manufactures étaient capables de fabriquer des tapis de très haute qualité.

Son organisation : Elle est déjà celle qui existe encore actuellement : un champ entouré de bordures. Les 24 rosettes du centre du tapis, en damier, peuvent être un symbole solaire, mais ce motif cruciforme formé de quatre boutons de fleurs et de quatre feuilles peut aussi être une sorte de préfiguration de la « croix de lumière » qui sera utilisée par les Phrygiens.
Les bordures du tapis de Pazyryk Cinq bordures encadrent le champ.
La première et la dernière bordure sont composées de griffons ailés, le griffon, dans beaucoup de mythologies est le gardien mythique du sommeil des morts. La deuxième bordure importante, située près du champ est composée d’une suite de grands cerfs, marchant à l’inverse des cavaliers de la 4è bordure, à six par côté. Incarnation des défunts dans la tradition funéraire scythe, ils tiennent la tête baissée, formant une lente et majestueuse procession
La bordure suivante représente une frise de 28 chevaux, les uns montés, les autres tenus en bride par leur cavalier. Selon l’archéologue soviétique, cette frise présente des analogies avec des bas-reliefs de la Perse, comme celui de Persépolis, long de 110 mètres, qui représente les différentes délégations des pays soumis, apportant leur tribu à Xerxès.
Les envoyés de la délégation scythe du bas-relief tiennent les rênes de leurs chevaux et portent la même coiffure (cheveux noués sous le menton), la même longue barbe, le même capuchon pointu, le même pantalon moulant, la même tunique serrée par une ceinture ou pend une épée dans son fourreau que les cavaliers du tapis de Pazyryk.
Les chevaux des steppes, petits et trapus, la tête couronnée d’une sorte de plumet, la queue nouée, portant une couverture de selle à motifs de branches sinueuses recourbées, ressemblent également beaucoup à ceux du tapis de Pazyryk.

Pourquoi ce tapis nous est-il parvenu ?

Peu après les funérailles du chef scythe, entre le IVe et le IIIe siècle av J.C., le tombeau a été ouvert et pillé et, pendant l’été, l’eau de la fonte des neiges s’est infiltrée dans le tombeau resté ouvert. Les hivers rigoureux de Sibérie ont transformé l’eau en glace qui a enveloppé et protégé tous les objets précieux encore réunis dans le tombeau. (Draps de feutre, bottes en cuir, harnachements de chevaux)

Les symboles des motifs du tapis de Pazyryk La tradition voulait que l’on enterre les princes avec tous leurs biens, leurs femmes, leurs chevaux afin qu’ils veillent sur le mort et le protègent dans sa vie future.
L’explication de ces symboles nous est fournie par Hérodote, qui narre avec force détails le déroulement des cérémonies funèbres chez les Scythes.
Le roi était embaumé et placé sur un char, puis porté durant quarante jours auprès de toutes les tribus installées sur son territoire afin qu’elles puissent lui rendre hommage.
La dépouille était ensuite déposée dans sa sépulture avec celle de l’épouse du défunt. La tombe était alors remplie d’objets précieux, de couvertures et de tapis, refermée et recouverte de terre.

La symbolique du tapis de Pazyryk fait référence à ce qui se passait un an après ce premier rite funéraire ; cinquante cavaliers parmi les plus valeureux étaient égorgés et disposé tout autour de la tombe après avoir longtemps défilé durant la cérémonie.

Il s’agissait à la fois d’assurer le repos éternel du roi et de lui conférer une royale autorité au-delà de la mort.
Un autre historien, Gantzhorn pense que cette délégation du bas-relief de Persépolis n’est pas scythe mais arménienne, et que ce tapis a été noué dans le Caucase.
Mais après le tapis de Pazyryk, on n’a presque plus aucune trace matérielle de tapis pendant plus de 1700 ans.